TRIBUNE : « Une ancienne ministre de la Culture ne devrait pas dire ça…»
En pleine promotion de son livre 682 jours, opportunément sous-titré Le bal des hypocrites, Roselyne Bachelot était l’invitée jeudi 5 janvier 2023 de l’émission C à vous d’Anne-Elisabeth Lemoine sur France 5. L’ancienne ministre de la Culture y a prononcé l’une de ces phrases dont on se dit qu’elle va immanquablement créer le buzz et susciter des réactions en chaîne. Évoquant le patrimoine religieux français, Roselyne Bachelot déclare en effet : « Il va falloir choisir. (…) Il y a un patrimoine cultuel du XIXe siècle qui n’a pas un grand intérêt. » Anne-Elisabeth Lemoine relance en questionnant : « Il faudra se résoudre à les voir raser (ces églises) ? » Et l’ancienne ministre de la Culture, visiblement embarrassée, comme se retenant d’en dire trop, de répondre : « Il faudra que les citoyens intéressés se prennent par la main et décident de sauver telle ou telle église. (…)Il va falloir que l’État et les collectivités publiques se recentrent sur un patrimoine notoire », conclut-elle. La phrase la plus intéressante a sans doute été prononcée quelques instants auparavant mais elle est passée inaperçue : « La question du patrimoine est une question centrale » déclarait l’ancienne locataire de la rue de Valois.
Une question centrale
Peu le savent mais la France est riche d’un patrimoine religieux qui, par sa quantité, sa qualité et sa diversité, la place au deuxième rang mondial après l’Italie. Notre pays compterait en effet 100 000 édifices de tous cultes, actifs comme en ruines, de propriété publique comme privée. Mais le conditionnel s’impose lorsque nous abordons ce sujet car, et c’est là un véritable problème, la France ne dispose d’aucun inventaire précis et mis à jour de son patrimoine religieux. Cette mission revenait jadis au Comité du patrimoine cultuel, créé en 2002 par le ministre Jean-Jacques Aillagon et dissous en 2015 par son successeur Fleur Pellerin, au nom de la simplification des politiques publiques. Sa vocation était de conseiller le gouvernement dans le domaine de la protection, de la conservation, de l’enrichissement et de la présentation du patrimoine religieux dans notre pays ainsi qu’à son recensement. Depuis lors, fort généreusement mais sans réel moyen, l’Observatoire du patrimoine religieux, constitué sous le mode d’association loi de 1901, s’est autochargé de cette mission à la suite du désengagement de l’État. Une question centrale, disiez-vous ?
Revenons aux chiffres. Sur 100 000 édifices, environ 40 000 églises et chapelles de propriété communale bénéficient de l’affectation légale au culte définie par la loi de 1905, environ 80 cathédrales relèvent de la propriété de l’État et un peu plus de 2000 églises et chapelles sont de propriété diocésaine car construites après 1905. Sur ces 100 000 édifices, 40 000 sont antérieurs au XIXe siècle et 15 000 sont protégés au titre des monuments historiques. Mais derrière cette réalité, monumentale dans tous les sens du terme, se cache une autre vérité patrimoniale : le mobilier. Car l’immobilier n’est pas tout !
L’autre patrimoine
Hors le patrimoine mobilier protégé, il est impossible de disposer d’un état des lieux précis du patrimoine mobilier religieux de notre pays : peintures, sculptures, meubles, textiles, orfèvrerie, instruments de musique… Nous savons seulement que par sa quantité, il est numériquement supérieur aux collections complètes du Musée du Louvre qui comptent plus de 480 000 œuvres, musée qui est lui-même le premier au monde. Ainsi, nous pouvons établir avec certitude que les églises et chapelles de France constituent le « premier musée de France ». Et donc l’accès le plus immédiat aux œuvres d’art pour tout Français. Pour sa part, le ministère de la Culture atteste que plus de 80 % des 300 000 objets classés ou inscrits sont des objets religieux, souvent conservés dans les églises paroissiales, dont la grande majorité appartient au patrimoine des communes. Par le travail des Commissions diocésaines d’Art sacré, instances d’Église chargées de dresser l’inventaire du patrimoine artistique des églises, nous savons qu’un tiers des diocèses de France a déjà réalisé cet inventaire, 1/3 est en cours, 1/3 ne l’a pas encore initié, faute de moyens humains et/ou financiers et sans aucun soutien de l’État. Une question centrale, disiez-vous ?
« Pas grand intérêt »…
Mais de quel intérêt parle-t-on ? S’il s’agit de son intérêt architectural stylistique, c’est déjà discutable. Car il est facile de décrier le style néogothique comme s’il résumait à lui seul l’architecture de tout le XIXe siècle alors que ce dernier a su accueillir bien des variétés comme le romano-byzantin ou le néoclassique, pour ne citer qu’eux. Il y a en effet mille et une façons d’envisager l’intérêt que constitue le patrimoine religieux de notre pays. Et le réduire à son inutilité cultuelle – ce pour quoi il a été construit – n’est pas être juste. Car tout le monde le sait bien, les églises de France sont aujourd’hui l’objet d’une véritable « passion nationale » qui, de Journées européennes du patrimoine en Nuit des églises et de visites guidées en collectes pour sa restauration, ne cesse de mobiliser les foules les plus diverses. L’émotion manifestée lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris en avril 2019, de même que les réactions à chaque dégradation – volontaire ou accidentelle – d’édifice religieux redisent invariablement l’attachement profond et sincère du peuple français à ce patrimoine spécifique. Les diocèses de France se sont quasiment tous dotés de conventions types pour envisager des usages compatibles avec l’affectation légale et répondre aux besoins qui s’expriment : usages culturels, avec la tenue de concerts, d’expositions, de spectacles de théâtre, de dépôts de bibliothèques ou de médiathèques ; usages d’éducation artistique et culturelle avec les écoles d’orgues ou des classes de chant ; usages sociaux avec l’invention de refuge climatique en cas de fortes chaleurs, l’accueil d’élèves en période de révision d’examen, de clubs d’aînés ou de répétition de chorales ; usages touristiques bien évidemment avec des visites et des centres d’interprétation ; usages caritatifs ou solidaires enfin, pour accueillir les plus démunis, les pèlerins, etc. Pas grand intérêt, disiez-vous ?
Une vision et des actes
Un rapport sénatorial sur l’état du patrimoine religieux français s’est fait l’écho, l’été dernier, de la nécessité de faire des églises de France des lieux de sociabilisation, surtout dans la ruralité délaissée. Le sénateur communiste Pierre Ouzoulias et son homologue LR Anne Ventalon soulignaient aussi l’urgence d’une meilleure protection du patrimoine cultuel des XIXe et XXe siècles, méconnus et déconsidérés, et d’un véritable accompagnement de l’État, démissionnaire jusqu’à aujourd’hui, face à des élus territoriaux livrés à eux-mêmes dans le maquis des subventions et du montage technique des dossiers.
Au final, une ancienne ministre de la Culture n’aurait pas dû dire ça… Elle aurait dû faire.